À partir du 1er février 2022, le personnel du secteur public bénéficiera d’un droit à la déconnexion. Les appels téléphoniques et les e-mails après les heures de travail ne seront plus permis, sauf en cas de nécessité absolue. Ce droit n’existe pas encore dans le secteur privé, même si les démarches en ce sens ne manquent pas. En attendant, une concertation aboutie entre les partenaires sociaux, avec un cadre adapté permettant de trouver le juste milieu entre une autonomie suffisante et la protection du travailleur contre lui-même ou une culture d’entreprise abusive, semble être le Saint Graal. L’union fait la force, comme le disaient déjà les fondateurs de l’État belge. Mais n’oublions pas non plus que l’union ne se force pas.Encore un petit Teams à 21 h ?
Je vérifie une dernière fois mes e-mails, chéri, et après je pourrai dormir tranquille. Qui se reconnaît dans ces propos et connaît le véritable effet de cette pratique sur le sommeil ? De nombreux Belges, apparemment. D’après le Werkbaarheidsmonitor (moniteur du travail réalisable) 2019, 49 % des travailleurs sont souvent ou toujours joignables par e-mail ou par téléphone après leurs heures de travail. Un sur trois est parfois joignable et un quart, jamais. La nature du travail semble toutefois avoir une influence sur le degré de disponibilité. Dans le peloton de tête, on trouve les personnes occupant un poste dans l’enseignement, les cadres et le personnel de direction ainsi que les cadres moyens, dont respectivement 89 %, 73 % et 48 % sont connectés en permanence. Au total, ces trois sous-groupes représentent 35 % du marché du travail.
Le fait d’être disponible en permanence constitue un problème de santé, avec un risque accru de burn-out à la clé. Ce point ne fait pas vraiment débat. En mars 2021, l’INAMI enregistrait encore plus de 450 000 malades de longue durée, dont 36,8 % pour des troubles psychiques. Parmi ceux-ci, 46 % souffraient de dépression et pas moins de 20 % d’un burn-out. Le nombre de burn-out a augmenté considérablement entre 2016 et 2020 (+33 % en général et même +43 % pour les indépendants). Compte tenu de l’énorme coût public qu’implique cette évolution, les législateurs belge et européen ont pris des initiatives. Récemment, le gouvernement belge est passé à la vitesse supérieure, en raison notamment des conséquences des régimes de télétravail plus flexibles introduits dans le cadre de la crise sanitaire.
Un fonctionnaire reposé est un meilleur fonctionnaire Un
AR de 1937 fixe le statut du personnel public. Le 2 décembre 2021, cet AR a été complété par une nouvelle disposition, qui instaure le droit à la déconnexion.
À partir du 1er février 2022, un membre du personnel public ne pourra « être contacté en dehors du temps de travail normal que pour des raisons exceptionnelles et imprévues nécessitant une action qui ne peut attendre la prochaine période de travail ou si le membre du personnel est désigné à un service de garde ». En outre, personne ne pourra subir un préjudice parce qu’il est déconnecté après ses heures de travail. Il sera donc possible de ne pas répondre à ses e-mails ou à son téléphone l’esprit tranquille.
Alors que ce règlement rigide et, pour certains, moraliste, a fait couler beaucoup d’encre dans la presse dans les jours suivant la publication de l’AR, la nuance a aussi sa place dans le débat. L’AR impose en effet aux services publics une concertation organisée et régulière avec le personnel, les organisations syndicales et tous les intéressés. L’avis du conseiller en prévention peut y être demandé. La ministre compétente a souligné à son tour dans la circulaire du 20 décembre 2021 que le droit à la déconnexion n’était pas un point final mais un point de travail permanent, « compte tenu de l’évolution constante des conditions de travail et de l’environnement de travail ». La concertation doit tenir compte des horaires de travail et des tâches de chacun. Déclarer que les autorités ne travaillent désormais plus qu’entre 9 h et 17 h, c’est donc aller un peu vite en besogne.
La pratique devra toutefois démontrer quel sera le résultat de la concertation mutuelle au sein des différents services publics. Les circonstances exceptionnelles et imprévues dans lesquelles le personnel doit tout de même être disponible devront à chaque fois être définies concrètement.
Et dans le secteur privé ? Dans le secteur privé, le droit à la déconnexion n’existe pas encore officiellement. Depuis 2018, les employeurs sont néanmoins obligés d’organiser une concertation au sein du Comité pour la Prévention et la Protection au Travail, à des intervalles réguliers et à chaque fois que les représentants des travailleurs au sein du Comité le demandent, au sujet de la déconnexion du travail, et de l’utilisation des moyens de communication digitaux (
art. 16). Le Comité peut formuler des propositions et émettre des avis sur la base de cette concertation. La loi ne prévoit cependant aucune sanction.
L’année passée, à la suite de l’introduction du télétravail dans le cadre de la crise sanitaire, nous avons observé une timide tentative d’imposer la déconnexion de manière globale à travers
la CCT n° 149. Il ne fait aucun doute que d’autres initiatives législatives suivront, étant donné que la déconnexion est l’un des fers de lance du budget du gouvernement De Croo en 2022.
Au niveau européen,
la directive 2019/1158 s’attaque depuis 2019 à la politique inadéquate relative à l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée des parents et des aidants. Les autorités belges doivent adapter le droit national pour le 2 août 2022 au plus tard. Début 2021, une grande majorité des députés européens ont en outre demandé à la Commission de faire du droit à la déconnexion un droit fondamental européen. La France, l’Italie, l’Espagne, l’Irlande et le Portugal ont précédé le Parlement et ont déjà pris d’importantes initiatives législatives au cours des années précédentes.
L’union fait la force Le secteur privé n’attend plus que le législateur sorte le bâton, comme en témoigne notamment le rapport annuel du CNT, qui compile les différentes CCT sectorielles qui ont déjà commencé à aborder la problématique de la déconnexion. Le secteur financier est en tête, mais des entreprises individuelles rejoignent désormais le mouvement en prenant des mesures spécifiques.
Un bon cadre et une concertation adaptée semblent déjà plus réalistes qu’une fermeture forcée du PC et du téléphone. Pour beaucoup de travailleurs, la connexion numérique est en effet une source d’autonomie appréciée. Et l’autonomie est à son tour l’un des indicateurs de risque du travail faisable. Plus elle est faible, plus le risque de stress est important. D’où le paradoxe de la déconnexion. Quand elle est obligatoire, de nombreux travailleurs cherchent à contourner le système, notamment avec WhatsApp et ses groupes de discussion informels. En revanche, en l’absence de cadre de restriction ou d’orientation, ces travailleurs risquent d’être pris au piège de l’éthique du travail imposée par leur manager ou qu’ils s’imposent eux-mêmes, de sorte qu’il est difficile de déterminer à quel moment il est temps de s’arrêter et se déconnecter.
Les partenaires sociaux ont donc encore fort à faire pour parvenir à un équilibre. Car l’union fait la force, mais l’union ne se force pas.
La semaine prochaine, partie 2: Déconnexion : un plan en cinq étapes